La beauté : un regard à réapprendre
Un enfant vient au monde. Il est unique, singulier, différent. Mais dès qu’apparaît une malformation, le regard change. On détourne les yeux, on hésite sur les mots, on murmure des phrases maladroites comme pour conjurer un malaise. L’idée même de beauté semble s’éloigner.
Mais qu’est-ce que la beauté, sinon un dogme culturel façonné au fil des siècles ? Qui a décrété qu’un visage symétrique valait plus qu’un autre ? Pourquoi nos yeux, habitués à la régularité, peinent-ils à percevoir le sublime dans l’atypique ? Nous avons confondu la beauté avec la conformité.
Un idéal forgé par l’histoire
Depuis l’Antiquité, la beauté a été pensée comme un idéal de proportions parfaites. Platon y voyait une manifestation de la vérité, tandis que les artistes de la Renaissance cherchaient dans l’harmonie des formes une expression du divin. Léonard de Vinci dessinait son Homme de Vitruve en quête du corps humain idéal. Cette obsession pour l’équilibre et la symétrie a nourri nos imaginaires collectifs et continue d’imprégner nos critères esthétiques.
Aujourd’hui encore, une étude menée par l’Université de Stanford en 2022 révèle que 85 % des publicités valorisent des visages symétriques. Un sondage de la BBC en 2019 montre que 63 % des personnes ressentent instinctivement de la gêne face à un visage considéré comme « atypique ».
La norme est partout, insidieuse, implacable. Elle définit ce qui est "beau" et rejette le reste dans l’ombre. Et pourtant, cette vision est étriquée, limitée, archaïque.
L’éclat du singulier
Francis Bacon avait raison : « Il n’y a pas de beauté exquise […] sans une certaine étrangeté dans les proportions. » Le beau ne se résume pas à une liste de critères mathématiques, il surgit là où on ne l’attend pas, dans un détail, une expression, une intensité. La modernité a fini par admettre cette évidence : la mode, l’art et le design commencent à célébrer l’imperfection. Winnie Harlow, mannequin atteinte de vitiligo, défile pour les plus grandes marques. Aaron Philip, en fauteuil roulant, explose les codes.
Mais au-delà des podiums, il existe une autre beauté, plus profonde encore. Celle qui ne cherche pas à être vue, mais qui s’impose à ceux qui prennent le temps de regarder autrement.
La philosophie a depuis longtemps compris que la perception n’est pas un fait brut mais un acte, un choix. Merleau-Ponty écrivait que le regard ne se contente pas d’enregistrer : “Le corps est notre moyen général d'avoir un monde. ". Un visage n’est jamais laid en soi. C’est notre œil qui ne sait pas encore le voir.
Une étude parue dans le Journal of Neuroscience en 2021 l’a prouvé : l’exposition répétée à des visages atypiques modifie l’appréciation esthétique en seulement quelques semaines. Autrement dit, ce que nous trouvons beau est une habitude, et non une vérité absolue.
Et lorsque la relation s’en mêle, la transformation est encore plus radicale : 92 % des parents d’enfants nés avec une malformation disent avoir vécu un basculement de perception après la naissance (Enquête Parents & Handicap, 2023). Ce qu’ils avaient d’abord vu comme une "différence" est devenu familier, aimant, évident. L’amour a redéfini leur regard.
Voir autrement
Si la beauté peut être réapprise, alors notre société a un choix à faire. Soit elle persiste dans son obsession pour l’harmonie parfaite, excluant des milliers d’enfants du cadre de la représentation. Soit elle élargit sa définition et accepte enfin que la beauté n’est pas dans les proportions, mais dans la présence, dans l’histoire qu’un visage raconte.
Levinas nous rappelle que “le visage de l’Autre” est une révélation. Il ne s’agit pas d’un objet esthétique à juger, mais d’une présence qui nous engage. Alors, osons regarder différemment. Osons voir la beauté là où nos yeux n’étaient pas habitués à la chercher.
Dans La Chambre claire (1980), Roland Barthes explore le pouvoir du regard et l’impact de la perception sur la signification des images. Il montre que ce qui nous touche dans une photographie n’est pas simplement ce qui est représenté, mais l’intensité du regard que nous lui portons. Ce qu’il appelle le punctum, ce détail qui saisit, bouleverse, transforme. Autrement dit, la beauté n’existe pas en soi, elle est toujours une construction du regard.
Le monde ne changera pas en un jour. Mais il suffit d’un instant, d’un regard, d’une rencontre pour faire vaciller nos certitudes. Et si la beauté n’était pas dans la conformité, mais dans notre capacité à l’accueillir ?